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Ce que dit Rose
5 mars 2008

Antinoüs

"L'art du portrait m'intéressait peu. Nos portraits romains n'ont qu'une valeur de chronique : copies marquées de rides exactes ou de verrues uniques, décalques de modèles qu'on coudoie distraitement dans la vie et qu'on oublie sitôt morts. Les Grecs au contraire ont aimé la perfection humaine au point de se soucier assez peu du visage varié des hommes. Je ne jetais qu'un coup d'oeil à ma propre image, cette figure basanée, dénaturée par la blancheur du marbre, ces yeux grands ouverts, cette bouche mince et pourtant charnue, contrôlée jusqu'à trembler.

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Mais le visage d'un autre m'a préoccupé davantage. Sitôt qu'il compta dans ma vie, l'art cessa d'être un luxe, devint une ressource, une forme de secours. J'ai imposé au monde cette image : il existe aujourd'hui plus de portraits de cet enfant que de n'importe quel homme illustre, de n'importe quelle reine. J'eus d'abord à coeur de faire enregistrer par la statuaire la beauté successive d'une forme qui change ; l'art devint ensuite une sorte d'opération magique capable d'évoquer un visage perdu. Les effigies colossales semblaient ur moyen d'exprimer ces vraies proportions que l'amour donne aux êtres ; ces images, je les voulais énormes comme une figure vue de tout près, hautes et solennelles comme les visions et les apparitions du cauchemar, pesantes comme l'est resté ce souvenir. Je réclamais un fini parfait, une perfection pure, ce dieu qu'est pour ceux qui l'ont aimé tout être mort à vingt ans, et aussi la ressemblance exacte, la présence familière, chaque irrégularité d'un visage plus chère que la beauté. Que de discussions pour maintenir la ligne épaisse d'un sourcil, la rondeur un peu tuméfiée d'une lèvre... Je comptais désespérément sur l'éternité de la pierre, la fidélité du bronze, pour perpétuer un corps périssable, ou déjà détruit, mais j'insistais aussi pour que le marbre, oint chaque jour d'un mélange d'huile et d'acides, prît le poli et presque le moelleux d'une chair jeune. Ce visage unique, je le retrouvais partout : j'amalgamais les personnes divines, les sexes et les attributs éternels, la dure Diane des forêts au Bacchus mélancolique, l'Hermès vigoureux des palestres au dieu double qui don, la tête contre le bras, dans un désordre de fleur. Je constatais à quel point un jeune homme qui pense ressemble à la virile Athéna."
Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien.

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Commentaires
R
Il faut relire régulièrement "Les mémoires d'Hadrien", j'y ai redécouvert aussi ce passage oublié, si juste en plus, tant dans la réflexion artistique que dans la douleur intime du deuil.
V
Et dire que je ne me rappelle plus ce passage...il faut à tout prix que je le relise!<br /> Magnifique...marbre oint d'un mélange d'huiles et d'acides pour rendre compte de la chair jeune!
Ce que dit Rose
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