Encore Raymond Queneau
Je naquis au Havre un vingt et un février
En mil neuf cent et trois.
Ma mère était mercière et mon père mercier :
Ils trépignaient de joie.
Le mélange d’humour et de pudique déprime de Queneau
semblait parfaitement me convenir en ce mois de mai chargé : après Zazie,
après Un rude hiver, je me retrouvai plongée dans le court « roman en
vers » Chêne et chien, sorti d’un carton où il s’imprégnait discrètement
de l’odeur des livres abandonnés.
J’entrepris donc de le ramener à la lumière et dévorai en
quelques heures ce qui n’est pas vraiment un roman, mais plutôt une
autobiographie.
Ses parents donc trépignent de joie… mais confient l’enfant
à une nourrice jusqu’à ses deux ans et c’est sur cette « injustice »
inexplicable qu’il se construit.
Chêne et chien évoque donc à la fois des chromos de cette
enfance début du siècle : les voyages dans les villes alentour et jusqu’à
Paris, les illustrés, les vacances heureuses dans la famille maternelle, les
sorties au cinéma, au Pathé ou au Kursaal, des objets insolites, comme
« le cornet acoustique / grâce auquel on communiquait / de la chambre à
coucher avecque la boutique / en salivant dans le sifflet » ; et les
figures parentales, une mère qui l’appelle son « pinson » et dont il
est amoureux sans espoir, et un père maladif, avec lequel il partage cette
apparence de « convalescent livide ».
Cette évocation de son enfance au Havre pendant la guerre donne les sources du Rude Hiver que je viens de lire : on y retrouve les défilés de soldats cosmopolites qui ouvrent le roman ; les crevettes et le cidre partagés par Lehameau et Annette sont les souvenirs des sorties à Sainte-Adresse avec sa mère ; Lehameau lui-même semble inspiré par son père qui se lamentait sur l’état de la France et pestait sur la soudaine prospérité des ouvriers havrais.
Bien sûr on sourit de ces souvenirs anodins mis en vers, des
« e » supprimés qui donnent une impression d’oralité et de légèreté,
mais ces vers de mirliton formulent aussi les angoisses de l’enfant complexé,
comme dans ce passage évoquant les fessées données par la maîtresse à son
fils :
J’étais terrorisé à la vu’ de ces fesses
Rougissant sous les coups savamment appliqués.
(Je joins à ce souv’nir, ceci de même espèce :
je surveillais ma mère allant aux cabinets.)
On pense à la célèbre fessée racontée par Rousseau dans les
Confessions, transformant les punitions en passage attendu des mémoires à
venir ; c’est aussi que l’enfance est relue à la lumière de la
psychanalyse.
Cette quête à travers une « brume insensée où s’agitent
des ombres » (formule reprise par Perec en exergue de W ou le souvenir
d’enfance, autobiographie absolument terrible où Perec explore ce
« blanc » qu’ont laissé en lui ses parents disparus dans les
soubresauts de l’Histoire) est l’objet de la deuxième partie, faite de rêves et
évocation du rituel de l’analyse, des soubresauts de la conscience qui résiste…
C’est là que s’explique le titre : chêne et chien sont les « deux
noms » du poète, la part cynique, indélicate et la part noble et grande,
qu’il faut concilier.
Et le « roman » se clôt sur une « fête au village » libératoire…