Au château d’Argol
J’ai terminé, il y a déjà quelques jours, le premier roman de Julien Gracq, et je pense que je vais en parler avec une grande maladresse. Mais parlons-en quand même !
Le personnage principal, bien qu’inhumain, comme dans tout bon roman noir, c’est d’abord le château du titre, manoir perdu au milieu des solitudes, au sommet d’un éperon rocheux, accessible par un sentier tortueux (autant dire inaccessible). Ses fenêtres ressemblent à des meurtrières, on dirait une muraille emmurant de sombres secrets. L’intérieur révèle un confort extravagant et sauvage : fourrures épaisses, soieries asiatiques… La visite s’achève sur la bibliothèque, au sommet d’une tour dominant la forêt.
Car le château est comme enseveli dans une épaisse forêt presque animée, battue par les pluies. Non loin, la mer, violente elle aussi. Et au fil des errances des personnages, d’autres lieux se révèlent, tout aussi mystérieux et funèbres : un cimetière oublié, une chapelle surplombant l’abîme, qui se transforme dans la pénombre verte des vitraux en une sorte de sanctuaire sous-marin...
Trois personnages se retrouvent au château d’Argol.
Albert l’a acheté sur les recommandations d’un ami féru de romans noirs. Il s’y retire pour se plonger dans des études philosophiques et y attend Herminien, son ami, son double, et Heide, dont on ne sait d’abord si c’est une femme ou un homme, mais seulement que cette âme ne s’épanouit que dans les convulsions des révolutions.
D’étranges relations se nouent entre ces trois personnages, faites de désir, de rivalités, de jalousie et de violence. Ces figures tourmentées nous restent cependant assez opaques, car jamais le narrateur ne leur donne la parole.
C’est aussi que plus que des personnages il s’agit de « forces » ou de figures mythiques. Comme des sortes de dieux, certains peuvent mourir et pourtant continuer à exister, renaître, se rétablir ou se flétrir à nouveau.
Heide est ainsi une figure radieuse, presque indescriptible : « son visage était divers comme les heures du jour ». Elle semble faite à la fois de lumière et de feu ; ainsi nous est-elle décrite dans sa passion soudaine et totale pour Albert : « Tout son sang bougeait et s’éveillait en elle, emplissait ses artères d’une bouleversante ardeur, comme un arbre de pourpre qui eût épanoui ses rameaux sous les ombrages célestes de la forêt. Elle devenait une immobile colonne de sang, elle s’éveillait à une étrange angoisse ; il lui semblait que ses veines fussent incapables de contenir un instant de plus le flux épouvantable de ce sang qui bondissait en elle avec fureur au seul contact du bras d’Albert _ et qu’il allait jaillir et éclabousser les arbres de sa fusée chaude, tandis que la saisirait le froid de la mort dont elle croyait sentir le poignard entre ses deux épaules ». C’est dire que l’amour est d’emblée associé à l’angoisse et à la conscience d’une issue fatale.
Et il y a donc cette écriture, à la fois abstraite et riche d’images toujours saisissantes, complexe et ensorcelante, qui pourrait être décrite par l’image du filet qui caractérise les paroles d’Herminien, tentant de « saisir » Heide qui lui échappe : le soir, lorsqu’il sont tous les trois réunis, ses paroles sont des « arabesques dangereuses », de « bouleversantes incantations », un « filet de Pénélope au tissu arachnéen ». Il faut faire un effort pour démêler cette toile, mais on en est prisonnier, séduit et emporté.
Le roman s’enrichit aussi de mille références, et semble particulièrement inspiré par le Parsifal de Wagner et le mythe de la sainte Lance, qui blesse et qui guérit. On en trouve de multiples échos, dans les lectures d’Albert, dans la chapelle des abîmes où une horloge, un tombeau, une lance et un casque semblent réunis de façon « emblématique », et aussi dans la gravure que contemple Herminien et que découvre secrètement Albert. Ce mythe et sa relecture cruelle (la fascination pour la blessure et le sang qui en coule) expliquent les rapports entre les personnages, d’une façon qui m’est restée un peu mystérieuse, et ça ne m’a pas déplu !