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Ce que dit Rose
13 février 2008

Au château d’Argol

argolJ’ai terminé, il y a déjà quelques jours, le premier roman de Julien Gracq, et je pense que je vais en parler avec une grande maladresse. Mais parlons-en quand même !
Le personnage principal, bien qu’inhumain, comme dans tout bon roman noir, c’est d’abord le château du titre, manoir perdu au milieu des solitudes, au sommet d’un éperon rocheux, accessible par un sentier tortueux (autant dire inaccessible). Ses fenêtres ressemblent à des meurtrières, on dirait une muraille emmurant de sombres secrets. L’intérieur révèle un confort extravagant et sauvage : fourrures épaisses, soieries asiatiques… La visite s’achève sur la bibliothèque, au sommet d’une tour dominant la forêt.
Car le château est comme enseveli dans une épaisse forêt presque animée, battue par les pluies. Non loin, la mer, violente elle aussi. Et au fil des errances des personnages, d’autres lieux se révèlent, tout aussi mystérieux et funèbres : un cimetière oublié, une chapelle surplombant l’abîme, qui se transforme dans la pénombre verte des vitraux en une sorte de sanctuaire sous-marin...
Trois personnages se retrouvent au château d’Argol.
Albert l’a acheté sur les recommandations d’un ami féru de romans noirs. Il s’y retire  pour se plonger dans des études philosophiques et y attend Herminien, son ami, son double, et Heide, dont on ne sait d’abord si c’est une femme ou un homme, mais seulement que cette âme ne s’épanouit que dans les convulsions des révolutions.
D’étranges relations se nouent entre ces trois personnages, faites de désir, de rivalités, de jalousie et de violence. Ces figures tourmentées nous restent cependant assez opaques, car jamais le narrateur ne leur donne la parole.
C’est aussi que plus que des personnages il s’agit de « forces » ou de figures mythiques. Comme des sortes de dieux, certains peuvent mourir et pourtant continuer à exister, renaître, se rétablir ou se flétrir à nouveau.
Heide est ainsi une figure radieuse, presque indescriptible : « son visage était divers comme les heures du jour ». Elle semble faite à la fois de lumière et de feu ; ainsi nous est-elle décrite dans sa passion soudaine et totale pour Albert : « Tout son sang bougeait et s’éveillait en elle, emplissait ses artères d’une bouleversante ardeur, comme un arbre de pourpre qui eût épanoui ses rameaux sous les ombrages célestes de la forêt. Elle devenait une immobile colonne de sang, elle s’éveillait à une étrange angoisse ; il lui semblait que ses veines fussent incapables de contenir un instant de plus le flux épouvantable de ce sang qui bondissait en elle avec fureur au seul contact du bras d’Albert _ et qu’il allait jaillir et éclabousser les arbres de sa fusée chaude, tandis que la saisirait le froid de la mort dont elle croyait sentir le poignard entre ses deux épaules ». C’est dire que l’amour est d’emblée associé à l’angoisse et à la conscience d’une issue fatale.
Et il y a donc cette écriture, à la fois abstraite et riche d’images toujours saisissantes, complexe et ensorcelante, qui pourrait être décrite par l’image du filet qui caractérise les paroles d’Herminien, tentant de « saisir » Heide qui lui échappe : le soir, lorsqu’il sont tous les trois réunis, ses paroles sont des « arabesques dangereuses », de « bouleversantes incantations », un « filet de Pénélope au tissu arachnéen ». Il faut faire un effort pour démêler cette toile, mais on en est prisonnier, séduit et emporté.
Le roman s’enrichit aussi de mille références, et semble particulièrement inspiré par le Parsifal de Wagner et le mythe de la sainte Lance, qui blesse et qui guérit. On en trouve de multiples échos, dans les lectures d’Albert, dans la chapelle des abîmes où une horloge, un tombeau, une lance et un casque semblent réunis de façon « emblématique », et aussi dans la gravure que contemple Herminien et que découvre secrètement Albert. Ce mythe et sa relecture cruelle (la fascination pour la blessure et le sang qui en coule) expliquent les rapports entre les personnages, d’une façon qui m’est restée un peu mystérieuse, et ça ne m’a pas déplu !

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Commentaires
R
Bien sûr que je t'y autorise, Dourvac'h, et bonne inauguration du "Fleuve-Littérature" !
D
Chère Rose, si tu m'y autorises - et je demanderai la même permission à Lily pour son si bel article réalisé en la triste circonstance de la disparition physique de J. Gracq fin déc. 2008 -, je souhaiterais reproduire ton bel article sur "Argol" - avec mon petit commentaire de témoignage paru à sa suite -, tout ceci pour l'article inaugural d'un site, "Le Fleuve-Littérature", qui parlera des livres que j'aime - et pas forcément des "nouveautés", bien sûr...<br /> <br /> Le site naîtra ce mercr. 26 mai prochain (jour anniversaire) et sera peut-être bien fréquenté et commenté par trois personnes, mais qu'importe ! <br /> <br /> Périodicité lente : deux articles par mois, je pense... et le premier, donc, à propos de "notre" écrivain secret de St-Florent-le-Viel...<br /> <br /> Et je mets ton site en "lien" par chez moi, si tu m'y autorises... en colonne "Amies & Amis"...<br /> <br /> Belle soirée à toi !
R
Merci beaucoup de cette visite et de ces souvenirs partagés, dourvac'h ! Quelle chance d'avoir pu rencontrer un auteur aussi "mythique" et mystérieux ! Et même si elle est un peu triste, j'aime cette idée de lecteurs isolés mais goûtant son oeuvre de façon fervente...
D
Merci à Lily d'avoir donné la référence de mon p'tit article d'ambiance célébrant un pélerinage personnel à St-Florent-le-Vieil : soit ma première (et, hélàs, aussi dernière) visite à mon écrivain préféré (le 27 août 2007, si ma mémoire est bonne, en compagnie de mon fiston qui avait alors 15 ans)...<br /> <br /> "Au château d'Argol" est un hommage au roman noir anglais... ce n'est pas un livre "facile", c'est sûr, mais l'écriture y joue bien son rôle : les mots savent évoquer des images... le "cinéma intérieur" se déclenche... salles blanches d'un château silencieux, lumière de fonds sous-marins à travers les vitraux d'une chapelle ruinée au coeur d'une forêt bretonne, rivages solitaires de l'océan... Oui, on comprend qu'un homme comme André Breton ait été fasciné par le MYSTERE que dégage ce roman-rêve... (même si Gracq, lui-même, était conscient de son manque de maîtrise : le livre était paru en 1938 et à compte d'auteur, alors qu'il n'avait que 28 ans)<br /> <br /> Mais je ne peux parler que de l'heure et demi de notre conversation de 2007 dans sa maison de la Rue du Grenier-à-Sel, face à la Loire : Julien Gracq, alias Louis Poirier ("écrivain amateur" toute sa vie de prof d'histoire-géo, faut-il le rappeler à tant d'écrivants français médiocres qui s'intrônisent aujourd'hui "écrivains", comme s'il s'agissait d'une "profession" prestigieuse...), Louis Poirier donc était à la fois une personne chaleureuse, un homme droit et généreux, un "résistant" vrai de vrai, pétillant d'esprit et de malice... mais aussi à 97 ans quelqu'un de profondément défaitiste face à ce qui "reste" de la Littérature dans notre pays... <br /> <br /> Je me souviens m'être amusé, face à lui, à vouloir faire le parallèle entre les sortilèges de "Un balcon en forêt" (son roman de 1958 qui me paraît le plus poétique et maîtrisé) et ceux de deux ouvrages du Magicien animiste Dino Buzzati : "Barnabo des Montagnes" et "Le Désert des Tartares"...<br /> <br /> Il a juste commenté : "Vous ressentez cette proximité-là, c'est votre droit... ". L'esprit toujours curieux des perceptions de ses lecteurs...<br /> <br /> J. Gracq était persuadé que ses oeuvres ne seraient bientôt plus lues que par quelques poignées d'universitaires (profs et étudiants), une sorte de société secrète et très isolée, disséminée dans quelques pays... <br /> <br /> Je me souviens avoir voulu évoquer ces lecteurs et lectrices qui "se " parlent de la Littérature (la vraie) sur les sites internet et "prescrivent" des lectures, tout aussi efficacement que le font ces hommes de paille des maisons d'édition dont on lit la "critique" flagorneuse dans les suppléments hebdomadaires des grands quotidiens... (je pense à la place rédactionnelle consacrée dans "Libé-branchouille" aux derniers ouvrages ineptes de Darieussecq et Laurens : qui plagie l'autre ? Mais qu'est-ce qu'on s'en fiche... puisque ces choses sont écrites comme du Angot-Houellebecq, et n'a rien à voir avec la VRAIE littérature : Julien Gracq, Philippe Claudel, Orhan Pamuk, etc.)<br /> <br /> Impression inoubliable de Julien Gracq... je me souviens lui avoir serré longuement la main quand il nous a raccompagné jusqu'au seuil, après avoir pris le temps de dédicacer mon exemplaire de son "Roi Pêcheur"...<br /> <br /> En Littérature, le Graal reste inaccessible... d'ailleurs, Perceval ne le verra jamais directement...<br /> <br /> Amitié à vous !!! Bravo pour ton article, Rose : il est formidable... vraiment !
R
Le style est peut-être alambiqué, mais je me rappelle avoir été fascinée par certaines images...
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