Zazie et la cuisine ffransouèze - repas dominical
Mal élevée, insolente, tyrannique, fugueuse, la Zazie de Raymond Queneau vient passer quelques jours à Paris et semer le désordre dans la vie bien tranquille de l’oncle Gabriel et de sa douce Marceline.
L’enfant semble incarner la liberté jubilatoire d’un être inconscient des interdits, des valeurs morales, l’instinct en action. Elle conclut ses réponses boudeuses par le célèbre « mon cul » (et j’adore la réplique de Gabriel à Charles qui lui fait remarquer qu’il ne parlait pas comme la mouflette quand il était gosse : « Non, mais j’étais pas une petite fille »), pince son oncle pour le faire obéir, prend plaisir à le mettre dans des situations embarrassantes par goût des expériences en lui ramenant par exemple un pseudo-flic à la maison ; sa vocation, dit-elle, c’est de « faire chier » les gens, les petits enfants si elle devient institutrice ou les martiens si elle devient astronaute. A côté d’elle, son oncle qui carbure à la grenadine et sa tante à la voix si douce paraissent des enfants bien inoffensifs. Mais son odyssée dans un Paris aux contours flottants (où est le Panthéon ? ne serait-ce pas plutôt le Sacré-Cœur ?) qu’on ne peut qu’arpenter à la surface, ses profondeurs étant fermées pour cause de grève du métro, cette odyssée en forme de traversée touristique à la poursuite d’un car d’étrangers, de la tour Eiffel à la sainte Chapelle en remontant vers le Paris de la nuit, devient aussi une sorte de voyage au pays des adultes, des satyres protéiformes intéressés par les femmes de tous les âges, des hormossessuels peut-être pas tant que ça, des hommes apeurés et des filles de comptoir romantiques ou presque.
Dans ce grand bal des désirs et des refoulements, Zazie joue sa partition : son premier désir est de prendre le métro. Faute d’y parvenir, elle se promène dans Paris, « tremble de désir et d’anxiété » devant un étal de bloudjinnzes, et manifeste le même appétit face à la nourriture. Le satyre (ou le flic) qui lui a payé son bloudjinnze l’invite au restaurant, pour manger des moules ou des frites. « Les moules servies, Zazie se jette dessus, plonge dans la sauce, patauge dans le jus, s’en barbouille », s’attaque aux « lamellibranches » « avec une férocité mérovingienne ». Même assaut contre les frites, elle « se brûle les doigts, mais non la gueule », dans une fureur quasi « anthropophagique ».
Mais ces moules-frites sauvagement dévorés appartiennent aussi au grand panorama de la restauration populaire que dresse « Zazie ». Plus tard, embarquée malgré elle dans une folle soirée touristique par son oncle Gabriel, elle aura l’occasion de goûter dans une brasserie de la rue Turbigo la « ffine efflorescence de la cuisine ffransouèze » : bière enrhumée, choucroute pouacre, saucisses paneuses, lard chanci, jambon tanné et patates germées. Les mots n’existent pas tous mais le doute n’est pas possible : c’est pas bon. Et Zazie est la seule à le dire, à déclarer tout net que c’est de la merde / dégueulasse / une saloperie. S’ensuit une scène drôlissime où le gérant de l’établissement défend la cuisine française contre le mauvais goût étranger (il les croit étrangers vus les touristes qui les entourent) : « Vous croyez comme ça qu’on a fait plusieurs guerres victorieuses pour que vous veniez cracher sur nos bombes glacées ?»
Encore plus tard, c’est autour d’une soupe à l’oignon que les personnages se retrouvent (Zazie, elle, dort sur une banquette). Plat traditionnel qui ne semble pas plus appétissant : « Fameuse hein, que leur dit Gabriel, cette soupe à l’oignon. On dirait que toi (geste) tu y as mis des semelles de bottes et toi (geste) que tu leur as refilé ton eau de vaisselle. Mais c’est ça que j’aime : la bonne franquette, le naturel. La pureté, quoi. »
C’est que c’est chez soi qu’on mange le mieux, comme le montre le dîner roboratif et surtout riche en jeux de langage du premier soir, à l’arrivée de Zazie : Marceline leur a préparé du consommé (« n’egzagérons rien »), suivi par du boudin noir aux pommes savoyardes, du foie gras ramené du cabaret où travaille Gabriel (lequel, dit le narrateur, a le foie gras à droite et à gauche, ahah), un entremets, un café et enfin la « surprise attendue » d’une grenadine au kirsch (à essayer, non ?).
Et je vous ai gardé le meilleur pour la fin , le « frome » étalé sur une vaste tartine par le cordonnier, la croûte vers l’extrémité la plus lointaine, le « meilleur pour la fin », donc. Tartine consommée dans son atelier, en faisant une enquête sur le satyre-flic qui est resté manger au troquet en bas de chez Gabriel et au sujet duquel il interroge la serveuse. Son menu (hachis parmentier sans entrée, demie de rouge, café), son comportement (il n’est pas allé aux vécés) vont-ils nous révéler quelque chose sur ce mystérieux individu ? Non, pas vraiment, en fait… à l'image de ces menus de carte postale, un peu carton-pâte à touriste, trop ffransouèz pour être vrais. "Paris n'est qu'un songe, Gabriel n'est qu'un rêve (charmant), Zazie le songe d'un rêve (ou d'un cauchemar) et toute cette histoire le songe d'un songe, le rêve d'un rêve, à peine plus qu'un délire tapé à la machine par un romancier idiot." C'est le tonton qui vous le dit.